Vous êtes assis dans une pièce, avec quelqu’un. Et vous n’arrivez pas à vous lever de votre chaise. Vous venez d’avoir une conversation sur un sujet important, une rupture, par exemple. Vous devriez partir, vous restez. Cloué sur place par l’idée que quelque chose n’a peut-être pas été dit qui pourrait tout changer, même si vous savez que cette idée n’a pas de sens...
Cette situation, chacun l’a vécue, un jour ou l’autre. Pour Amir Reza Koohestani, elle a été déterminante : la pièce qui l’a rendu célèbre en est née. C’était en 2001. L’Iranien de Chiraz avait 22 ans, et il s’était séparé d’une jeune fille qu’il aimait. Il travaillait avec une troupe qui est toujours la sienne, le Mehr Theatre Group, et, déjà, il aimait écrire. Il avait commencé dès l’adolescence, en publiant des nouvelles dans les journaux, puis il avait poursuivi avec des scénarios de courts-métrages, et deux pièces, pour sa troupe. La rupture lui inspira Dance on Glasses (“Danser sur des verres”). On y voyait un garçon et une fille, chacun au bout d’une longue table. Un maître de danse, et sa muse, Shiva. Consumés par la passion, sidérés par leur rupture. Incapables de se lever de leur chaise.
Douze ans plus tard, les revoilà. À Genève, au Théâtre du Grütli, où Amir Reza Koohestani vient de créer Timeloss (“Perte de temps”), une suite à Dance on Glasses, dans le cadre de l’excellent festival de La Bâtie. Le garçon et la fille ne font plus table commune. Ils ont chacun la sienne, séparée, décalée : celle du garçon est derrière, côté cour, celle de la fille devant, côté jardin. Le garçon peut voir la fille, mais il la regarde peu, et elle ne le regarde pas. Ils sont dans un studio d’enregistrement où ils reprennent les voix de Dance on Glasses, qui doit sortir en DVD, mais dont le son est mauvais.
Au-dessus d’eux, il y a deux écrans avec les images filmées du spectacle. En régie se tient l’auteur, qui parfois les interpelle, en off. Ils ne se sont pas revus depuis leur séparation. Que peut-il se passer entre eux ? Rien, et tout. Rien, parce qu’il leur est impossible de rembobiner leur histoire d’amour. Tout, parce qu’il est leur impossible d’oublier leur histoire d’amour. Alors ils dialoguent avec le passé, à travers le DVD, et pourchassent le présent, à travers leurs échanges. Sans arriver à quitter leur chaise.
Ainsi se jouent les fragments d’un discours amoureux iranien d’aujourd’hui. Et c’est beau. La douceur du farsi berce (le spectacle est surtitré), et entendre parler d’amour dans une langue étrangère provoque toujours un sentiment singulier. Et puis il y a cette façon qu’a Koohestani de se tenir sur le fil de l’émotion, son art du dialogue, son sens de l’allusion. Enfin, il y a cette simplicité du dispositif, et le jeu ouvert, direct, des deux acteurs, Hassan Madjooni et Mahin Sadri. Pourtant, ce n’était pas gagné : revenir à un spectacle que l’on a fait comporte un gros risque. Surtout quand, comme Dance on Glasses, il a eu de telles conséquences. [...]
Brigitte Salino
Le Monde du 7 septembre 2013